La loi du 29 juillet 1881, qui
a garanti la liberté de la presse, a également instauré des
sanctions pénales en cas d'accusation mensongère ou d'incitation
au crime. Si elle n'a pas empêché la publication des accusations
mensongères contre le capitaine Dreyfus, elle a fixé des règles
contre les menteurs invétérés. Plus tard, les photos et les
enregistrements audio et vidéos ont pu attester la réalité des
informations publiées. Mais aujourd'hui, l'intelligence
articielle (IA), qui permet de produire des mensonges très
réalistes, nous ramène avant 1881, quand il était difficile de
savoir si un texte imprimé disait la vérité. Cet article se
termine par des conseils pour vérifier la crédibilité des
sources d'information.
Le développement de la presse, qui a révolutionné la vie
politique et l'ensemble de la société, ne s'est pas fait en un
jour, mais petit à petit grâce à l'amélioration des techniques
d'impression, à l'alphabétisation de la population, et à des lois
qui l'ont autorisée. Ainsi la Déclaration des droits de l'homme et
du citoyen de 1789 stipule à son article 11 que “tout citoyen peut donc parler,
écrire, imprimer librement,
sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas
déterminés par la loi”. Il y a eu des reculs, comme son
interdiction sous la dictature de Napoléon, mais la presse s'est à
nouveau développée avec le retour de la démocratie.
Mais aussi rejouissant que soit la prolifération de nouveaux
journaux, elle s'est accompagnée de nouveaux problèmes:
accusations mensongères contre des personnes, articles faisant la
promotion de médicaments miracles (inefficaces ou dangereux),
journaux servant les intérêts d'un industriel ou d'un marchand
d'armes, etc.
La loi du 29 juillet 1881 a commencé à apporter des réponses
juridiques:
Depuis, de nombreux autres droits ont été garantis à la presse,
comme la protection des sources des journalistes (dans la
Convention européenne des droits de l'homme, signée en 1950 et
applicable depuis 1953), ou le droit de critiquer le Président de
la République (en 2013, suite à une décision de la CEDH). De
nouvelles règles sont également apparues, comme l'encadrement de
la publicité, ou l'interdiction des publicités mensongères.
La confiance relative que l'on pouvait avoir dans une information
qu'on a “lue dans le journal”
ou “vue à la télé”,
s'est progressivement effritée avec la multiplication des sources
et des canaux de diffusion de l'information, principalement via
internet, que ce soit sur des sites web ou des applications pour
smartphones.
Donald Trump a été l'un des premiers à promouvoir ouvertement la
diffusion de mensonges, qualifiés par euphémisme de “faits alternatifs”, tout en
niant les vérités les plus incontestables qu'il appelle “fake news”
(pseudo-information). Aujourd'hui, c'est ce type de diffusion
massive de mensonges que l'on appelle “fake-news”.
Bien sûr, il y a toujours eu des mensonges diffusés par des
États, des entreprises, ou d'autres personnes: les doutes sur la
nocivité du tabac (industrie américaine du tabac), la négation de
l'impact des CFC sur la couche d'ozone (entreprise Dupont de
Nemours) ou des combustibles fossiles sur le dérèglement
climatique (industrie du pétrole), l'arrêt du nuage radioactif de
Tchernobyl aux frontières françaises (État et industrie nucléaire
française), les armes de destruction massive du président iraquien
Saddam Hussein en 2003 (gouvernement américain), etc... Outre les
mensonges, on ne compte plus les cas de censure de faits graves et
incontestables, comme la répression de la place Tian'anmen à Pékin
en 1989 (gouvernement chinois), la noyade massive d'Algériens dans
la Seine à Paris en 1961 et la répression au métro Charonne en
1962 (gouvernement français), la catastrophe nucléaire de Maïak
(ou Kychtym) en 1957 (régime soviétique), ou les fusions de cœur
des réacteurs nucléaires graphite-gaz de Saint-Laurent-des-Eaux en
1969 et en 1980 (France). Mais on parle là de mensonges “au coup
par coup”.
C'est la Russie de Poutine qui a véritablement inauguré la
production massive de mensonges, avec ces “fermes à trolls”, bureaux
créés entre autres par Evgueni Prigojine, le fondateur de l'armée
secrète Wagner: chaque jour, des messages peuvent être rédigés et
publiés sur les réseaux sociaux occidentaux, pour promouvoir le
régime russe, semer le doute sur tout et n'importe quoi (jusqu'à
la réalité du réchauffement climatique), soutenir des mouvements
contestataires divers et variés (de Mélenchon à Le Pen en passant
par les “gilets jaunes”), afin de semer la zizanie dans les
démocraties occidentales et de favoriser les intérêts du clan
poutinien.
L'ancienne usine à trolls russe, rue Savushkina à
Saint Petersbourg (Charles Maynes, Voice of America)
Une fois qu'on a produit des mensonges, encore faut-il pouvoir
les diffuser. Il peut s'agir de moyens classiques, comme l'ont été
l'agence de presse “Sputnik
News” ou la chaîne de télévision “Russia Today France”,
moyennant un peu de dissimulation: officiellement, cet chaîne
n'affirmait pas les mensonges, elle “donnait la parole” à des
invités qui les proféraient, et elle ne cherchait pas à saper le
pouvoir des autorités publiques, simplement elle “donnait la
parole” à tout mouvement contestataire, sans droit de réponse des
personnes attaquées. On peut aussi utiliser des relais d'influence
(par exemple des partis politiques) pour diffuser les mensonges
par toutes sortes de canaux.
Pour une diffusion plus directe et discrète, les réseaux sociaux sont l'idéal: les plateformes qui les hébergent sont peu intéressées à vérifier si les contributeurs sont réels ou s'il s'agit d'agents d'influence. Certains systèmes, tels que les chaînes Telegram chiffrées et accessibles uniquement par abonnement, semblent même conçus pour faciliter la diffusion de mensonges en toute impunité, au mépris de la loi de 1881. Une fois le mensonge publié sur les réseaux sociaux, des techniques de reprise ou de “like” permettent, grâce à de multiples faux comptes, de le mettre en avant.
Encore mieux, l'utilisation de formats très courts (publications
Twitter/X ou Facebook, vidéos Tiktok, etc) ne laisse pas le temps
à l'internaute de se demander quelle est la source de
l'information: le mensonge semble entrer par une oreille et sortir
par l'autre, mais à force de répétition il finit par être assimilé
sans avoir jamais été réellement analysé. C'est un phénomène
particulièrement redoutable avec Tiktok, qui pénètre grâce à des
vidéos, qui utilise des formats très courts, et qui réduit les
défenses de l'esprit critique en mélangeant les pires mensonges
aux vidéos les plus innocentes (chats mignons, danse, etc)
accompagnées de musiques légères, ainsi que par la longue durée
d'utilisation qui finit obligatoirement par émousser l'esprit
critique.
Outre la création de mensonges, on peut également tromper le
public en cachant certaines informations (par exemple que telle
personne accusée était en réalité innocente), ou en filtrant les
informations. L'extrême-droite française le pratique depuis
longtemps avec le site “Fdsouche”, qui cite de vraies
informations, mais uniquement lorsqu'elles parlent de crimes ou
délits commis par des étrangers ou par des personnes que
l'extrême-droite ne perçoit pas comme de “vrais Français”. La
Chine pratique également cela, de façon plus moderne et à bien
plus grande échelle, en affichant des contenus complotistes
anti-occidentaux (par exemple que les Américains n'ont jamais
marché sur la Lune) sur Tiktok, ou sur les téléphones chinois
basiques vendus en Afrique.
Les algorithmes d'intelligence artificielle générative permettent
de produire des dizaines de milliers de messages quotidiens, pour
un coût beaucoup plus faible qu'une “ferme à trolls” basée sur des
rédacteurs humains. Il est vrai que les messages peuvent être
imparfaits ou hors de propos, mais ils sont bien suffisants pour
faire illusion sur des réseaux sociaux où les contributeurs
humains s'injurient et se répondent de façon stéréotypée, sans
réfléchir et sans lire les messages auxquels ils répondent.
Pour autant que le propriétaire du réseau social n'ait pas mis de
système permettant de filtrer les robots, les messages seront
publiés et vont submerger les messages rédigés par de vrais
contributeurs. Lorsque des sites internets installent des systèmes
du type "vérifiez que vous êtes humains", et pour autant qu'une
machine ne sache pas résoudre le problème, il suffit d'un humain
pour répondre à la vérification et permettre à la machine de
publier des centaines de messages.
Ce qui est vrai sur les réseaux sociaux l'est également sur les
sites internet: il devient très facile de mettre en ligne des
centaines de sites web, dans toutes les langues du monde ou
presque, ressemblant à des sites d'information, de réflexion, de
recherche, ou de simples citoyens, et diffusant les informations
que l'on souhaite. Pour rendre le mensonge plus crédible car
semblant provenir d'une “personne normale”, ces sites peuvent être
agrémentés d'une masse de banalités générées à partir de thèmes
populaires (telles que des informations générales, des conseils de
santé, des récits de voyage, ou des photos d'animaux). De telles
manipulations se faisaient déjà avant l'IA générative (comme le
réseau russe Portal Kombat, révélé en 2023 par VIGINUM),
mais l'IA permet de multiplier de telles attaques avec beaucoup
plus d'efficacité et de crédibilité.
Les faussaires sont aussi anciens que l'écriture, car on ne peut
jamais être totalement sûr de l'auteur d'un texte ou de
l'exactitude de son contenu. Les techniques d'authentification
évoluent, et les techniques de tromperie également.
La perfection technique ou le coût de la réalisation ne procure
qu'une confiance relative: dans l'Antiquité, un texte gravé sur
une grande dalle de marbre atteste que l'auteur a certains moyens,
mais un royaume ennemi peut aisément produire une version
falsifiée.
Depuis toujours, on a authentifié des documents en les signant ou en y apposant un sceau (empreinte dans l'argile, la cire, le plomb, ou avec de l'encre). Depuis toujours, il y a des signatures imitées, des sceaux en cire délicatement ouverts avec une aiguille chauffée, des empreintes reproduites, etc. Mais l'arrivée d'outils modernes a rendu ces solutions totalement vaines: on peut recopier n'importe quelle signature, reproduire fidèlement n'importe quel sceau grâce à l'usinage à commande numérique, ce n'est qu'une question de moyens et surtout de compétences.
Au cours du XXe siècle, même un texte dont on ignore l'auteur a pu être jugé crédible, lorsqu'il est accompagné de preuves telles que des photos, ou des enregistrements sonores puis vidéo. Cette crédibilité a disparu, avant même l'arrivée de l'IA générative, à cause des outils numériques. La retouche photo est désormais faciles (avec des logiciels tels que Photoshop), une photo ne prouve plus rien, à moins qu'on connaisse son origine. Les logiciels de manipulation sonore et de montage vidéo ont fait de même pour les sons et les vidéos. De plus, la disponibilité de grandes bases de données de contenus permet d'illustrer un mensonge à propos d'un conflit avec une photo ou une vidéo issue d'un tout autre conflit. Avec ces outils, la qualité n'est certes pas toujours parfaite, mais elle peut être diffusée en qualité volontairement médiocre, feignant d'avoir été enregistrée par une “vraie personne” avec son smartphone (on trouve ainsi de fausses émissions de télévision, soi-disant capturées par un smartphone sur l'écran de la télé).
Cette évolution s'est accélérée avec l'IA générative, faisant disparaître presque entièrement la notion document constituant une preuve, à moins de pouvoir garantir l'origine du document. Les images générées par IA sont rarement plus convaincantes qu'une image trafiquée avec Photoshop, mais elles sont beaucoup plus faciles à créer, et on peut en créer des centaines avant que le destinataire ait pu découvrir la supercherie sur une seule. Mais c'est surtout dans le son et la vidéo que l'IA générative se révèle redoutable: on peut facilement imiter la voix d'une personne et lui faire dire n'importe quel texte, ou même montrer la vidéo d'un politicien prononçant un discours qu'il n'a en réalité jamais tenu.
Au XIXe siècle (et même bien avant), on savait déjà
qu'il était impossible de croire à un texte imprimé, si on
ignorait qui l'avait rédigé et imprimé. Le fait que les journaux
soient clairement identifiés, avec un directeur pénalement
responsable s'il publie des accusations mensongères, permettait de
s'y retrouver un peu mieux: on pouvait par exemple estimer que L'Aurore était un journal
crédible, surtout si on l'a acheté dans son réseau de
distribution, bien plus que s'il s'agit d'une coupure de presse
exhibée par un inconnu.
Aujourd'hui, il faut suivre le même raisonnement pour n'importe
quelle forme de média: texte imprimé, texte diffusé par internet,
photo, enregistrement sonore ou vidéo, application smartphone.
Les logiciels aussi sont concernés: le temps est loin où les
utilisateurs de PC lançaient sans crainte des logiciels trouvés
sur des CD-ROM gratuits ou reçus par e-mail. Aujourd'hui, une
telle inconscience garantirait d'infecter le PC avec un logiciel
malveillant (virus, ransomware, etc), et il ne faut plus installer
que des logiciels reçus via des canaux de confiance, par exemple
depuis le site web (en protocole HTTPS) d'une entreprise réputée.
Par exemple, de nombreuses publications sur les réseaux sociaux
exhibent des coupures de presse ou des extraits de journal
télévisé. Si on envisage de croire à l'information proposée, il
faut se demander:
Le média dont il s'agit est-il une source fiable? Si on ne le connaît pas, on ne peut lui accorder aucun crédit a priori. S'il appartient à un groupe connu pour avoir diffusé de nombreux mensonges (et condamné pour cela) et pour faire passer son idéologie avant la vérité, il ne s'agit même pas d'une information.
Ce média a-t-il réellement publié ceci? On peut parfois le
vérifier (et le confirmer ou l'informer) en achetant le
journal, ou en le consultant sur son site internet (peut-être
dans la partie “Archives”), mais ce n'est pas toujours
possible, c'est souvent payant, et toujours chronophage. Si
l'information est réellement importante, elle pourra également
être recoupée de façon indirecte, parce qu'elle a été publiée
par d'autres sources de confiance, ou parce que d'autres
sources ont rapporté que ce média avait effectivement publié
cela. À moins de pouvoir le confirmer, il faut considérer que
la “preuve” exhibée est nulle et non avenue car elle est
susceptible d'avoir été fabriquée.
Si l'on souhaite recouper l'information sur le site web d'un
journal, l'idéal est (comme pour un site bancaire) de taper
soi-même l'adresse du site et de chercher l'information. A minima,
il faut vérifier sur la barre d'adresse du navigateur web qu'on
est bien sur le site du journal, que la page est bien en HTTPS et
que le navigateur indique une page sécurisée: ceci est
particulièrement important si on n'est pas certain de sa connexion
internet, par exemple via le WiFi d'un hôtel ou depuis un réseau
étranger.
Si on entend le discours d'un politicien tenir un discours très
surprenant, il se peut que ce soit une voix générée par IA, on ne
peut a priori accorder aucun crédit à cette information.
L'information est par contre crédible si on est soi-même dans le
meeting que tient le politicien, ou s'il est diffusé sur une
chaîne de radio qu'on estime sérieuse, ou si des médias sérieux
rapportent avoir entendu le même discours, ou encore s'il est
diffusé ou retranscrit par une source liée au politicien (comme le
site internet de son parti ou de l'institution qu'il dirige).
Dans le cas d'une information reçue par e-mail, il est
notoirement difficile pour l'internaute moyen de garantir
l'authenticité du mail. En cas de doute possible, le même conseil
s'applique que pour les “scams” (messages du type “Je suis dans une situation très
délicate, fais-moi un virement par Western Union”), à
savoir de contacter l'auteur par un autre moyen, par exemple en
l'appelant sur son numéro (et non sur le numéro indiqué dans le
message!). De la même façon, si on reçoit un e-mail provenant
d'une banque en ligne, de la Sécu, ou d'un vendeur en ligne, il ne
faut pas taper ses identifiants en cliquant sur le lien contenu
dans le mail (au risque de les donner au pirate), mais aller
directement sur la page web de l'institution concernée pour savoir
ce qu'il en est. De même qu'il faut être particulièrement prudent
lorsqu'on reçoit des messages exigeant une réponse urgente (tels
que “Votre virement de 15.000€
va être finalisé d'ici 1 heure, cliquez ici s'il s'agit d'une
erreur” ou “Votre
livraison Amazon a échoué, cliquez ici pour confirmer votre
adresse”), il faut être spécialement vigilant lorsqu'on
reçoit une information très choquante ou mettant gravement en
cause les autorités publiques.