Attention, ils vous pointent du doigt
Ils nous parlent de populisme et de haine, mais de quoi
s'agit-il exactement et pourquoi font-ils cela?
Comment des politiciens en viennent-ils à insulter leurs propres
concitoyens? Le plus naturel, pour être élu, est pourtant de
proclamer que l'on aime tout le monde, que l'on écoute tout le
monde, et de promettre à chacun que l'on va le soutenir, afin de
tenter de séduire les électeurs.
Le politicien séducteur promet des mesures populaires et se montre à l'écoute de tout le monde et concerné par les soucis de chacun, il serre toutes les mains et multiplie les bises et les selfies: il veut impressionner par son intelligence, son énergie et son empathie.
La séduction n'est pourtant pas si facile: les promesses qui séduisent certains électeurs déplaisent à d'autres, de même pour sa personnalité (les uns préfèrent un candidat qui fait des choix rapides et personnels, les autres qu'il se décide sans précipitation en fonction des désirs des électeurs). Parfois même, si le candidat se montre à l'écoute des certains électeurs, d'autres électeurs le lui reprochent.Mais surtout, comme chacun sait, l'amour ne dure qu'un temps. Si
un candidat est déjà devenu très populaire 6 mois avant une
élection, il doit s'inquiéter car les électeurs restent rarement
amoureux pendant 6 mois, et il va devoir ramer en faisant
continuellement de nouvelles promesses pour séduire ses électeurs,
car aucune ne sera vraiment efficace sur la durée.
Certains politiciens n'hésitent pas à insulter, dénigrer ou
mépriser certains électeurs: ils veulent séduire les électeurs
mais ils s'adaptent à la situation.
En effet, on ne peut souvent pas plaire à tout le monde.
Imaginons un projet de mine, qui apporterait des revenus mais qui
détruirait l'environnement et certains logements. À force de peser
le pour et le contre, chaque électeur s'est fait son opinion et
n'en changera plus: l'électorat est “clivé”. Inutile alors pour le
candidat favorable à la mine d'être aimable avec les électeurs qui
sont radicalement contre: il n'a rien à perdre à les critiquer,
mais il peut séduire ceux qui sont pour en traitant les opposants
d'arriérés et d'imbéciles.
À ce stade, malgré la violence des propos, le politicien reste
bien un séducteur qui cherche à convaincre ses électeurs qu'il les
comprend et qu'il défend leurs opinions. C'est donc un séducteur
dans le style “bad boy”,
qui n'hésite pas à être agressif avec ses adversaires, et surtout
un pragmatique qui ne gaspille pas ses efforts à tenter de séduire
ceux des électeurs qu'il n'a aucune chance de convaincre.
La stratégie populiste n'est pas neuve, mais elle est devenue
beaucoup plus facile dans le monde moderne, on en reparlera plus
loin.
Attention:
le mot “populisme” fait ici
référence à la stratégie politique décrite ci-dessous; son sens a
beaucoup évolué au fil du temps et il ne faut pas le confondre
avec d'autres mots qui font également référence au peuple:
– populaire: apprécié par le peuple (“Ce chanteur/ce maire est populaire
chez les jeunes”)
– démocrate: qui permet au peuple de décider son avenir (“L'Autriche a décidé
démocratiquement de renoncer à l'énergie nucléaire”)
– démagogue: qui annonce des décisions populaires en les
sachant néfastes (“Il a baissé
les impôts par démagogie alors que le pays est surendetté”).
La première étape du populisme consiste à désigner un “ennemi du peuple” et à lui
reprocher des griefs: le choix est infini. Par exemple Hitler
avait désigné les juifs, les noirs, les Tziganes, les homosexuels
et les communistes, entre autres; il leur reprochait d'être
dégénérés, de pervertir la race allemande, d'affaiblir le pays, de
tuer les enfants pour en boire le sang, de contrôler les banques,
de posséder l'argent et d'appauvrir les citoyens, entre autres
reproches.
Très souvent, l'ennemi que choisit le populiste, c'est
l'étranger, ou certains étrangers. Mais généralement il y inclut
aussi des “ennemis de
l'intérieur” (ou une
“cinquième colonne”, un terme datant de la guerre civile
espagnole de 1936), c'est-à-dire une partie de ses propres
citoyens, qu'il accuse de trahison, dont il critique l'origine
(ils ne seraient pas de “vrais” citoyens), la religion ou
l'absence de religion, la langue ou l'accent, les opinions
politiques ou syndicales, les pratiques sexuelles, la richesse ou
la misère, etc. Il s'agit de désigner un “autre”, un bouc émissaire rendu responsable de
tous les maux réels ou imaginaires de la société, un “autre” avec qui on n'a
aucune affinité ni empathie.
Si Hitler reste le modèle par excellence du populisme à cause des
dizaines de millions de morts qu'il a provoqués, de plus en plus
de politiciens de tous les pays adoptent la stratégie populiste.
Un exemple frappant est Donald Trump pendant la présidentielle
américaine de 2024: non seulement il accuse les étrangers d'être
des voleurs, des violeurs, des nuisibles improductifs, qui mangent
les chats et les chiens, mais il les a même accusés d'être
littéralement des ordures. Le 27 octobre 2024, il a fait applaudir
un humoriste xénophobe qui décrivait Porto Rico comme “une île flottante d'ordures”
(avec les Porto-Ricains dans le rôle des ordures), injures qu'il a
ensuite mis en scène publiquement en se faisant filmer quelques
minutes dans un camion-poubelle.
On a vu et on sait que la passion amoureuse ne dure qu'un temps.
Tout au contraire, la haine est très tenace et capable de durer
toute la vie et même sur plusieurs générations.
C'est le privilège des politiciens populistes: sur le court
terme, ils sont souvent battus par les candidats qui savent
séduire et convaincre leurs électeurs, mais dès lors qu'il ont
réussi à semer la haine chez un électeur, cette haine persiste
pendant des années. Sur le long terme, la haine gagne face à
l'amour.
La haine est durable parce qu'elle s'auto-entretient: une fois
que l'électeur hait certains de ses concitoyens, il ne leur parle
plus et n'écoute plus ce qu'ils disent, il se montre insensible à
leur sort, en un mot il ne les considère plus comme des humains.
Au contraire, il se convainc qu'ils sont responsables de tous les
événements négatifs, que ce soit un cambriolage dans sa rue, une
perte d'emploi, une rupture amoureuse, ou l'augmentation des prix:
le coupable est forcément “eux”.
La haine crée un isolement, similaire aux techniques d'emprise
des sectes, qui empêche de renouer le contact avec les ennemis
désignés. À son tour, cet isolement réduit la qualité de vie, ce
qui tend à renforcer la haine.
Pour les populistes, le drame serait que les électeurs aiment,
respectent ou comprennent les personnes désignées comme “ennemis
du peuple”. S'ils arrivent au pouvoir, ils font donc le maximum
pour promouvoir et entretenir la haine.
L'une des méthodes est l'apartheid.
Ce mot issu du néerlandais a d'abord décrit le régime raciste de
l'Afrique du Sud entre 1948 et 1991, auquel s'est opposé Nelson
Mandela. Ce régime attribuait à chaque citoyen l'une des 4 “races”
officielles: “Blanc” (citoyen disposant de tous les droits),
“Métis” ou “Asiatique” (citoyens avec moins de droits), ou “Noir”
(citoyen n'ayant presque aucun droit). Le terme a été repris pour
décrire d'autres régimes racistes où certains citoyens sont privés
d'une partie de leurs droits.
L'apartheid permet d'entretenir la haine car on ne peut avoir
d'empathie qu'avec les personnes dont on se sent proche: on est
facilement insensible au sort des personnes qu'on ne voit pas, et
on peut s'habituer à voir des personnes vivre dans des conditions
effroyables au point de penser “c'est
normal pour eux” alors qu'on serait choqué si la même
situation affectait des personnes auxquelles on arrive à
s'identifier. Ce phénomène explique pourquoi même de grands
philosophes et démocrates, de tout temps (de l'Antiquité à
l'esclavage moderne en passant par le servage de l'Ancien Régime,
l'esclavage aux USA, ou la colonisation française), n'ont pas
imaginé un instant que leurs idées progressistes devraient aussi
s'appliquer à leurs esclaves et aux peuples colonisés.
L'apartheid peut
comporter plusieurs éléments:
Les ghettos: on confine certains citoyens dans certaines zones. Ce mot italien a d'abord désigné le quartier réservé aux juifs à Venise. Les nazis ont également créé un ghetto juif à Varsovie en 1940, dont ils ont exterminé les habitants dans les 3 années suivantes. Aujourd'hui, la ségrégation des Palestiniens par l'État d'Israël est une forme évidente de ghettoïsation.
La privation du droit de vote: dans les régimes qui ont des élections libres et où les “ennemis” représentent une grande partie de la population, on les prive du droit de vote, soit officiellement comme pour les noirs dans l'Afrique du Sud sous l'apartheid, soit de façon détournée comme les règles imposées par le Parti Républicain aux USA pour rendre le vote très difficile aux habitants des quartiers majoritairement noirs.
La discrimination: pour éloigner les “ennemis” de la vue des autres citoyens, et pour les affaiblir et les appauvrir, on restreint par divers moyens leur capacité à habiter dans certains quartiers, à fréquenter certaines écoles, à obtenir certains postes, à être soignés dans certains hôpitaux, à se distraire dans certains lieux, ou même à être enterrés dans certains cimetières.
L'usage de la force publique: on envoie la police (ou l'armée) pour empêcher les “ennemis” de vivre normalement, au lieu d'assurer leur sécurité. Cela va des violences policières dans les quartiers populaires (décrits dans le film “La Haine”) jusqu'à l'action de l'armée israélienne qui protège les colons qui expulsent illégalement les Palestiniens des maisons et des terrains dont ils sont les propriétaires légitimes.
L'interdiction des mariages intercommunautaires: certains États découpent la population en groupes étanches et interdisent les unions entre groupes différents, pour pérenniser l'apartheid. Le régime populiste de Narendra Modi, en Inde, a ainsi adopté une loi qui restreint les mariages entre hindous et musulmans (les mariages inter-religieux ou inter-castes sont pourtant autorisés par la Constitution, même s'ils heurtent la tradition). Au Liban et en Israël, deux pays où les citoyens sont obligatoirement membres d'une religion (même les athées), les religions sont en charge de l'état civil ne peuvent marier que leurs propres membres, ce qui interdit tout mariage inter-religieux sauf si l'un des conjoints change de religion, mais la plupart des religions interdisent à leurs membres d'abandonner leur religion (c'est l'apostasie, traditionnellement passible de peine de mort dans le judaïsme, le christianisme et l'islam) et n'acceptent pas toujours de nouveaux membres (il est très difficile de devenir juif sans ascendance juive prouvée). Remarque: en réalité dans ces deux pays, les couples inter-religieux se marient à l'étranger puis reviennent dans leur pays pour faire reconnaître le mariage.
La communication haineuse, dans
les discours politiques et la propagande officielle, est
une autre stratégie des populistes:
La dénonciation de crimes et délits commis par les “ennemis”. Ces faits peuvent être inventés de toute pièce, ou réels mais montés en épingle et présentés comme des faits de sociétés alors qu'on tait les crimes et délits commis par d'autres citoyens.
La désignation de la population “ennemie” de façon déshumanisée et collective, sous l'angle de problèmes et de dangers. À propos des quartiers populaires français, les populistes ne disent pas “certains habitants subissent l'intimidation des mafieux qui occupent leur immeuble”, mais “là-bas c'est de la racaille”, avec des mots qui nient jusqu'à l'individualisation des personnes. De même pour les médias israéliens, les Palestiniens ne sont pas des citoyens mais des “terroristes”, ou ne parle pas des attaques dont ils sont victimes, ou alors sous un angle statistique (il y a 40 000 morts) et jamais en leur donnant la parole.
L'exemple du quartier
populaire de la Devèze à Béziers: le maire de cette
ville, Robert Ménard (extrême-droite), n'évoque ce quartier
excentré et enclavé que comme une source de trafic de drogue
et d'insécurité, et revendique de n'y faire aucune dépense car
“ils” dégradent tout et “ils” n'ont aucun respect. Ménard
n'aura pas les voix des électeurs habitant à la Devèze, mais
il convainc les autres électeurs qu'il faut effectivement se
protéger contre le danger que constituent les habitants de la
Devèze, ils ne se rendront donc jamais dans le quartier de la
Devèze pour vérifier si ses habitants sont si terribles que
cela.
On dit que “l'amour est
aveugle”, mais ce n'est vrai qu'au tout début. Très vite,
l'amour se calme, on redevient lucide sur les fautes commises par
le politicien qu'on admirait tant, et on ne vote plus pour lui.
Au contraire, le politicien populiste, une fois qu'il a réussi à
installer la haine dans l'esprit de ses électeurs, bénéficie d'une
immunité totale quelles que soient les fautes qu'il commet: il
peut toujours accuser ”eux” d'être les vrais coupables:
Découvre-t-on qu'il a menti? Mais non, ce sont les journalistes, dans les “merdias”, qui veulent lui nuire.
A-t-il commis un crime? On ne lui en tient pas rigueur: ce
sont les juges qui sont corrompus car ils sont avec “eux”. Les populistes
promettent de mettre la Justice au pas, et s'ils arrivent au
pouvoir ils essaient effectivement de supprimer l'indépendance
de la Justice.
Y a-t-il des preuves flagrantes qu'il a réellement menti ou commis un crime? L'électeur devenu haineux ne changera pas d'avis, bien au contraire: si les preuves sont aussi accablantes, ce sont forcément de fausses preuves, et c'est bien la preuve que “ils” sont vraiment très puissants, que “ils” veulent lui nuire, car “ils” contrôlent tout et “ils” ont peur de perdre leurs avantages à cause de ce politicien.
Autrement dit, pour ses partisans, le populiste haineux a
toujours raison: s'il rencontre un succès, c'est la preuve que
c'est le meilleur; s'il subit un revers, c'est la preuve que “on” lui en veut. C'est le
même phénomène que dans le complotisme, qui empêche
l'argumentation rationnelle avec les personnes qui en souffrent:
les indices allant dans leur sens renforcent leur croyance, et les
indices allant dans le sens opposé renforcent leur conviction
qu'il y a un “complot” qui a tout infiltré, des médias au monde
scientifique en passant par les archives judiciaires, entre
autres.
La haine existe depuis toujours, mais du moins les personnes
vivant dans un même lieu faisaient jadis partie d'une même
société. Même si tout le monde n'avait pas les mêmes droits, les
pauvres vivaient en haut de l'immeuble des riches et travaillaient
chez eux, et même si les catholiques et les protestants ne
vivaient pas du même côté de la rue et ne fréquentaient pas la
même école, ils se croisaient dans la rue.
Aujourd'hui, les individus sont beaucoup plus isolés et tout se
passe sur un écran: beaucoup de personnes vivent seules, le jeu
vidéo en ligne a remplacé le jeu de cartes ou le match sur un
terrain de sport, l'application de rencontre a remplacé la drague
en boîte, le scrolling des infos sur internet a remplacé la
lecture du journal au bistrot, et le télétravail sur l'ordinateur
a remplacé le boulot à l'usine. Toutes ces rencontres n'étaient
certes pas agréables et enrichissantes, mais elles maintenaient un
contact social indispensable à l'équilibre psychologique des
personnes et à la stabilité de la société.
Il devient très facile de haïr des personnes lorsqu'on ne les
rencontre plus et qu'on ne connaît plus que par les messages
effrayants vus sur un écran ou par l'imagination qu'on s'en fait.
Les médias sociaux ont aggravé la situation:
La recette du populisme et de la haine est terriblement efficace
sur la durée, et difficile à contrer: elle finit bien souvent par
vaincre les meilleures stratégies de conviction et de séduction,
qui font appel à des sentiments positifs qui sont plus fragiles
que la haine.
Les réseaux sociaux, conçus pour isoler les internautes
physiquement et dans leur “bulle de filtres”, favorisent les
sentiments haineux et empêchent de croiser personnellement les
autres citoyens. C'est encore pire lorsque ces réseaux sociaux
sont programmés pour propager des messages haineux, simplement
pour augmenter le temps passé devant l'écran et le nombre de
réactions, ou parce que le propriétaire est raciste, misanthrope,
avec une ambition hégémonique, ou encore parce qu'il est au
service d'une ingérence étrangère qui veut affaiblir le pays et
créer la zizanie. L'arrivée des mensonges générés par intelligence
artificielle aggrave encore cela (voir la page
consacrée aux mensonges générés par IA).
Comme dans le cas du complotisme, l'argumentation est rarement
efficace avec les personnes qui sont tombées dans la haine: si un
argument tend à réfuter leurs croyances haineuses, elles
concluront que “ils” ne
veulent pas qu'on sache les vrais problèmes.
La seule solution efficace, mais elle n'est pas toujours facile à
mettre en place, consiste à couper le robinet de haine et à nouer
des contacts dans la vie réelle, pour que les personnes ressentent
elles-mêmes que “les autres”
sont des êtres humains, tout aussi respectables et intéressants
que n'importe qui, voire de potentiels amis.
Couper les robinets de haine au niveau des autorités publiques,
comme la France avec la fermeture de Russia Today, ou l'Union
Européenne avec le Règlement sur les services numériques (DSA pour
“Digital Services Act”), est une tâche difficile, d'autant qu'il
ne s'agit pas de brider la liberté d'expression. C'est
certainement indispensable, mais ce n'est qu'une réponse très
partielle, qui ne suffit pas à renouer le contact avec “les
autres”.
Un séjour à la campagne ne suffit certes plus à couper le robinet
de haine, celui-ci se trouvant généralement dans le smartphone que
chacun a dans sa poche, mais du moins les activités en groupe
réduisent le temps d'exposition à ces messages, et les remplacent
par du temps passé avec de vraies personnes.